Chapitre VI

Dans la vaste salle de réunions des bâtiments de la Compagnie Minière du Centre Afrique, le grand ventilateur suspendu au plafond remuait un air lourd et gluant. De chaque côté de la longue table, une douzaine d’hommes, pour la plupart d’âge mûr, étaient assis en un double rang d’oignons. Tous, vêtus de façon quasi uniforme – souliers de toile et complets blancs empesés – donnaient l’impression, à en juger par leurs mines maussades, d’avoir été amenés là contre leur volonté.

Celui qui, par sa situation à l’extrémité de la table, devait être le président de l’assemblée, était un grand homme roux, d’une cinquantaine d’années et dont le visage jaunâtre indiquait un foie en mauvais état. Ses yeux, derrière d’épais verres cerclés d’or, faisaient immanquablement songer, par leur hébétude même, à ceux de quelque poisson d’aquarium.

Lorsque Packart, suivi de Morane, pénétra dans la salle, il y eut comme une tension soudaine, presque de l’hostilité, sur tous les visages.

— Messieurs, commença le savant en désignant Bob de la main, je dois vous présenter monsieur Robert Morane qui, comme je l’ai appris hier à votre président, est ici, à Bomba, en qualité d’envoyé extraordinaire de Lamertin…

Une des « grosses légumes », un petit homme replet, au visage couleur de tomate trop mûre, se leva et demanda, criant presque :

— Depuis quand Lamertin nous envoie-t-il un « homme de main » sans nous en avertir ? Après tout, il n’est pas le seul que cela regarde…

Le rouge de la colère monta au front de Packart. Il avança d’un pas vers l’homme qui venait de parler, et il allait sans doute prononcer des paroles irréparables, lorsque Morane s’interposa et, faisant face à l’assemblée, dit d’une voix calme :

— Messieurs, on vient de me traiter d’« homme de main ». Malgré tout ce que cette qualification comporte de péjoratif, je ne ferai pas preuve de vaine coquetterie, et je l’accepte. On a d’ailleurs besoin d’un homme de main ici, de quelqu’un qui secoue l’apathie générale et force les autres à se défendre plutôt qu’à courber les épaules. Depuis plus de trois mois, les sabotages et les attentats se succèdent et qu’a-t-on fait pour les empêcher ? Rien… Lamertin a envoyé deux enquêteurs. On les a retrouvés morts. Alors, personne n’a tenté de prendre les places laissées vacantes…

Le président de l’assemblée se leva et interrompit Morane.

— Avant de continuer, dit-il, nous voudrions savoir pourquoi Lamertin vous a choisi, vous, qui n’avez rien à voir avec la Compagnie, pour le représenter ici. Nous voudrions savoir également pourquoi nul d’entre nous n’a été avisé de ce choix.

Sur le visage aux traits tendus de Morane, un mince sourire apparut. Ses yeux cependant demeuraient durs et fixes.

— Je pourrais vous répondre, fit-il, que cela regarde Lamertin, et Lamertin seulement, mais je ne le ferai pas. Lamertin m’a choisi pour des raisons sentimentales, qui probablement vous échapperaient, et aussi sans doute parce qu’il m’a jugé capable de venir à bout de ma mission. D’autre part s’il n’a pas cru bon de vous avertir, c’est parce qu’il est le seul maître des destinées de la Compagnie. Si, demain, il lui prenait la fantaisie de jeter sur le marché toutes les actions qu’il possède, il ne vous resterait plus qu’à faire vos valises et à aller chercher fortune ailleurs. Mais il y a une autre raison au silence de Lamertin. Il est fort possible, sinon certain, que quelqu’un travaillant ici, à Bomba, pour la Compagnie, ait partie liée avec les ennemis de celle-ci, et ce quelqu’un peut être n’importe lequel d’entre vous…

Un murmure hostile accueillit les paroles de Morane, mais il l’apaisa d’un geste.

— Je n’ai l’intention d’insulter personne, continua-t-il. Seul, le coupable éventuel peut se sentir touché par mes paroles. Aux autres, je demande une aide pleine et entière.

— Que pouvons-nous faire ? interrogea le président. Les ennemis de la Compagnie tuent et saccagent. Pour les combattre, nous devrions nous transformer en guerriers. Nous sommes des individus paisibles, nous…

— Je le sais, répondit Morane. Nous sommes tous des individus paisibles, jusqu’au moment où nous avons besoin de nous défendre… Si vous aimez recevoir des coups sans réagir, à votre guise. Êtes-vous tous ici, au complet ?…

— Il ne manque que Bruno Sang, le chef du service comptable. Il vient de rentrer d’Europe et le changement trop brusque de climat l’a forcé à s’aliter.

— Nous nous passerons de lui, dit encore Bob. De toute façon, sa voix ne pèserait pas lourd dans la décision que vous allez prendre.

À ce mot de « décision », tous les membres du conseil s’entre-regardèrent avec inquiétude. Morane enchaîna aussitôt :

— Laissez-moi m’expliquer… Vous n’ignorez pas que la Compagnie est en butte aux actions d’ennemis puissants. Les moyens et les méthodes employés en témoignent. Il est évident d’autre part que ces ennemis visent à ce que le contrat liant la C.M.C.A. et l’administration du Centre Afrique ne soit pas renouvelé. Il faut donc s’attendre à ce que tout soit mis en œuvre pour empêcher la construction, dans le délai voulu, de l’usine d’extraction du méthane. Nous devons donc à tout prix protéger les chantiers de construction contre tout attentat. Faute d’avoir à ma disposition une police organisée, j’ai décidé de faire appel à la force publique…

Cette fois, ce fut un tohu-bohu indescriptible parmi les membres de l’assemblée.

— Et vous croyez sans doute, s’exclama le président, que l’administration coloniale va mettre ainsi des troupes à votre disposition !

— Je ne le crois pas, répondit Bob, j’en suis certain. (Ou presque, songea-t-il.) Cette nuit, j’ai parcouru une copie du contrat que Lamertin m’avait remise avant mon départ de Paris. Une clause de ce contrat dit à peu près ceci :

 

« En cas d’atteinte grave à sa sécurité, tels que sabotage organisé, révolte ou grève à caractère terroriste ou politique, la Compagnie Minière du Centre Afrique pourra faire appel, après décision prise à l’unanimité par les membres présents de son comité directeur, à la force publique. Dans ce cas, l’administration coloniale se verra dans l’obligation de lui apporter les secours demandés. »

 

Dans la salle, le silence s’était reformé. Tous les yeux étaient fixés sur Morane et celui-ci comprit qu’il tenait un avantage dont il lui fallait profiter au plus vite.

— Jamais, enchaîna-t-il, la sécurité de la Compagnie n’a été davantage compromise. Je dirai même plus, c’est sa vie qui est en jeu. Si l’usine ne fonctionne pas dans le temps prévu, le contrat ne sera sans doute pas prolongé, car une autre clause dit :

 

« La concession est valable pour une durée de trente années, avec renouvellement tous les dix ans. À la fin des deux premières périodes de dix années, l’administration coloniale ne pourra résilier le présent accord que si les actes de la C.M.C.A. ne lui ont pas donné pleine satisfaction. »

 

« Voilà vingt ans que ce contrat a été signé, acheva Bob. À l’issue de ces dix dernières années, l’administration coloniale pourra résilier le contrat seulement si la Compagnie lui en fournit l’occasion. Si l’usine ne fonctionne pas à temps voulu, cette occasion sera toute trouvée… Je vous demande donc de voter la demande de secours armés à l’unanimité…

Le petit homme qui, au début de la séance, avait traité Morane d’« homme de main », demanda :

— Et qu’arrivera-t-il si l’un de nous, ou plusieurs d’entre nous refusaient de donner leurs voix ?

— Ils seraient considérés comme agissant contre les intérêts de la Compagnie et licenciés aussitôt. Lamertin m’a donné tous pouvoirs, ne l’oubliez pas. Après l’élimination des éléments suspects, le vote sera repris, et l’on arrivera ainsi à l’unanimité absolue des membres présents.

Le petit homme ricana.

— Comment saurez-vous lequel ou lesquels d’entre nous auront voté contre le projet, puisque le vote sera secret ?

— Le vote ne sera pas secret. Il se fera mains levées et, une fois l’unanimité acquise, un procès-verbal sera rédigé et signé de vous tous.

Le président leva vers Bob un visage grave.

— Vous ne nous laissez aucune chance, monsieur Morane, dit-il d’une voix tremblante.

— Je n’ai pas le choix, fit Bob. Entre votre liberté et l’intérêt de la Compagnie, je ne puis hésiter… Lamertin, en m’envoyant ici, m’a assigné une mission très précise, et j’ai décidé de la remplir coûte que coûte, dans la mesure où mon honnêteté n’est pas en jeu. Comme l’intérêt de la Compagnie est en même temps le vôtre, je ne considère pas commettre un acte malhonnête en vous posant le couteau sur la gorge comme je viens de le faire. Messieurs, le vote est ouvert.

Après quelques courtes hésitations, douze mains se levèrent timidement vers le plafond, donnant ainsi à Morane l’unanimité requise.

 

*
* *

 

Un quart d’heure plus tard, Bob et Packart se retrouvèrent dans la rue, sous un soleil qui semblait devoir faire fondre le béton des bâtiments lui-même. Morane se sentait légèrement hébété. L’acte dictatorial qu’il venait de commettre le surprenait et, éteinte la griserie du moment, il se demandait dans quelle mesure il avait dépassé ses droits strictement humains. Avec acuité, il se rendait soudain compte qu’il venait d’agir comme Lamertin aurait à coup sûr agi : en despote. Et cette constatation le chagrinait.

Packart lui envoyait une dure bourrade dans l’épaule et éclatait soudain d’un rire depuis longtemps contenu.

— Qu’est-ce que vous leur avez mis, mon vieux. Lamertin n’aurait pas fait mieux dans le genre. Les « grosses légumes » se sont dégonflées avec un ensemble qui aurait ravi mon ex-adjudant lui-même. Et Dieu sait s’il était difficile quand il s’agissait d’ensemble…

— Bien sûr, fit Bob avec une grimace, je les ai fait marcher. Mais je me suis aussi fait douze ennemis…

— Eux, des ennemis ! Vous vous trompez… Lamertin avait l’habitude, avant que son infirmité ne le clouât dans son fauteuil à roulettes, de les traiter de cette façon cavalière. Ils ont dû croire tout simplement que le bon temps était revenu…

Les deux hommes se mirent à marcher en silence, cherchant l’ombre des maisons, puis Packart dit encore :

— De toute façon, vous ne pouviez agir autrement. Sans l’aide de la force publique, nous ne pourrions jamais parvenir à mettre en place les éléments de l’usine. Les derniers attentats, dont vous avez failli vous-même être victime, vous ont montré de quoi nos ennemis sont capables. Enfin, maintenant que vous avez votre procès-verbal signé par tous les membres du conseil, vous allez pouvoir obtenir l’aide nécessaire…

De sa poche, Morane tira ledit procès-verbal, soigneusement plié en quatre. Il le tint dans le creux de sa main et le considéra longuement.

— Nous servira-t-il seulement à quelque chose ? dit-il enfin. Si l’administration coloniale refuse, pour une raison quelconque, de m’appuyer, nous ne serons guère plus avancés…

— Elle ne refusera pas. D’ailleurs, vous avez une précieuse alliée dans la place…

Morane sursauta et demanda :

— Que voulez-vous dire ? Quelle est cette alliée ?…

— Avez-vous déjà oublié Claire Holleman ? demanda le savant avec un sourire. Elle est la nièce de l’Administrateur, ne l’oublions pas, et vous lui avez sauvé la vie voilà deux jours. Or, j’ai appris que l’Administrateur adorait sa nièce et…

— Inutile d’achever, coupa Morane. J’ai compris tout le machiavélisme de votre pensée, mon vieux Jan. Pas plus tard que ce soir je vais me boucler les cheveux au petit fer et aller rendre visite à Mademoiselle Claire. Peut-être aurai-je la chance de rencontrer son oncle…

Packart considéra de façon comique la brosse de cheveux courts ornant le crâne de Bob. Puis il se mit à rire.

— Le diable peut m’entraîner vivant dans son antre si vous réussissez jamais à faire boucler ces espèces de fils de fer qui vous servent de système pileux occipital. Même un Einstein de la permanente y perdrait son latin…

Bien entendu, Morane ne réussit pas à prêter la moindre ondulation à sa chevelure rebelle. Pourtant, le lendemain matin, quelques heures seulement après sa visite à la Résidence, une centaine d’hommes de la force publique, armés d’armes automatiques, s’installaient au bord du lac, tout autour de l’endroit où devaient être assemblés les éléments de l’usine.

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